3. Une entreprise placée sous l’autorité de l’occupant
La convention d’armistice
Le 22 juin 1940 est conclu à Rethondes (Oise) l’armistice entre l’Allemagne nazie et les représentants du gouvernement du maréchal Pétain, président du Conseil des ministres. Les conditions imposées à la France vaincue visent à neutraliser toutes les forces du pays. Les trois cinquièmes de la métropole sont occupés par l’armée allemande et la ligne de démarcation constitue une frontière intérieure séparant la zone occupée de la zone non occupée ; dans cette dernière zone, la surveillance opérationnelle allemande s’appliquera à partir de l’invasion du 11 novembre 1942, ce qui n’empêche pas le trafic d’être largement affecté par les priorités allemandes à satisfaire. Les deux tiers du réseau ferroviaire sont en zone occupée. Théoriquement, la souveraineté française reste entière sur l’ensemble du territoire mais, en réalité, dans la zone occupée, l’Allemagne exerce tous les droits de la puissance occupante, ce qui implique que l’administration française doit collaborer avec elle.
La convention franco-allemande d’armistice fixe les modalités de l’occupation allemande. Ses articles 13 et 15, et les prescriptions d’exécution des articles 13 et 15, stipulent que le réseau ferré et « le personnel spécialisé nécessaire » sont mis à la « disposition pleine et entière » du chef des Transports de la Wehrmacht (armée allemande), dont dépend désormais le réseau. Ce chef est « en droit de prendre toutes mesures qu’il jugera nécessaires selon les besoins de l’exploitation et du trafic. » Il est en outre précisé que les lois régissant les transports en France « ne peuvent être abrogées ou modifiées qu’avec l’autorisation ou par ordre du chef allemand des Transports ».
Pendant les quatre années d’occupation, la SNCF devra donc se soumettre aux exigences allemandes, en application des décisions prises par le gouvernement de Vichy et par les autorités occupantes. L’entreprise se trouve au cœur d’un système complexe de diverses contraintes issues simultanément de la défaite, de l’Occupation, de l’armistice ainsi que de l’appareil administratif et politique de Vichy.
Pour lire la totalité du dossier, voir les archives historiques de SNCF en ligne, dossier 0505LM049 / sous-dossier 10, ici : http://www.archives-historiques3.sncf.fr/pdf/0505LM0449-010.pdf
Des cheminots sous contrainte
Avec un demi-million d’employés, la SNCF est en 1940 la première entreprise française par ses effectifs, répartis au service d’un réseau de 42 000 kilomètres. En zone occupée, sa situation est bouleversée dès le 15 juillet 1940, lorsqu’est installée à Paris, en application de la convention d’armistice, la Wehrmachtverkehrsdirektion (WWD), la Direction des transports de l’armée allemande.
Trois jours plus tard, le ministre allemand des Communications, Julius Dorpmüller, qui est aussi le directeur général de la Reichsbahn (les chemins de fer allemands), arrive en train à Paris. Dans le grand hall de la gare de l’Est, Dorpmüller harangue les cheminots allemands de la WWD, rendant hommage à leur efficacité pour la remise en exploitation des lignes reliant Paris au Reich.
Les principes de la politique de collaboration d’État définie par Vichy s’appliquent : l’exploitation du chemin de fer reste du ressort de la France, mais sous surveillance allemande. La WVD impose la présence de cheminots allemands dans les gares, les dépôts et les chantiers d’exploitation. Les cheminots français continuent donc d’assurer l’exploitation du réseau, en donnant la priorité absolue à tous les transports demandés par l’occupant. À la fin de 1940, près de 10 000 cheminots allemands contrôlent les chemins de fer français. Ils seront plus de 30 000 au moment du Débarquement en 1944.
L’organigramme de l’entreprise est adapté : à chaque échelon de la hiérarchie correspond une entité allemande de surveillance.
L’Ordre du jour no 35 en date du 24 juillet 1940, directive interne destinée à être affichée dans tous les locaux de la SNCF, publie une lettre du commandant de la WVD, le colonel Göritz, concernant les rapports des agents de la SNCF avec les autorités d’occupation. Ne laissant planer aucun doute sur la réalité de l’Occupation, celui-ci rappelle que tous « les organismes français de chemins de fer […] sont à la disposition pleine et entière du chef allemand des Transports », selon les prescriptions d’exécution de l’article 13 de l’armistice. Et il précise que « toutes les personnes collaborant avec des services allemands sont, d’après l’article 155 du Code de justice militaire allemand, soumises aux lois de la guerre allemandes quelle que soit leur nationalité ». Il avertit : « Les lois de guerre allemandes sont très dures, elles prévoient presque dans tous les cas la peine de mort ou des travaux forcés à perpétuité ou à temps.»
Réquisitions de matériels et de personnel
C’est dans ces conditions que la SNCF continue d’assurer la circulation des trains entre les différentes zones d’occupation et la zone non occupée, nécessaire à la fois au ravitaillement et aux déplacements des populations et à la logistique militaire et politique des occupants. Les besoins sont énormes alors qu’il y a pénurie de matériel et de personnel. Aux rafles de milliers de wagons effectuées par les Allemands pendant les opérations militaires s’ajoutent en effet des demandes pressantes de locomotives et de wagons supplémentaires : durant l’automne 1940, par exemple, la SNCF est obligée de fournir à la Reichsbahn (les chemins de fer allemands) 2 000 locomotives et 85 000 wagons.
Les Allemands ont également des exigences constantes en matière de main-d’œuvre : ainsi en février 1941 la Reichsbahn demande 5 000 agents de conduite et 6 000 ouvriers d’atelier connaissant les motrices françaises qu’elle vient de récupérer. La SNCF s’efforce de recourir au volontariat et propose de former des ouvriers recrutés à l’extérieur. La pénurie d’effectifs résulte aussi d’autres causes : agents prisonniers de guerre en Allemagne, agents suspendus, licenciés ou révoqués (ces derniers étant 1 200) par la SNCF dans le cadre de la politique gouvernementale de répression des communistes, agents radiés parce que juifs (80 environ), en application des lois portant statut des Juifs, agents arrêtés puis incarcérés par les autorités françaises ou allemandes.
À partir de 1943, les transports allemands pèsent encore plus lourd alors que le réseau est de plus en plus désorganisé : en septembre, par exemple, il subit 60 bombardements, 150 mitraillages et 330 attentats. Les exigences allemandes augmentent au fur et à mesure que croissent les difficultés militaires du Reich. Dans les derniers mois de la guerre, étendant leur sphère d’activité du contrôle à l’exécution, les autorités allemandes s’insinuent de plus en plus dans la gestion de la SNCF, en raison de la situation militaire et de la défiance allemande envers les responsables français.
Pour en savoir plus : Christian Bachelier, “La SNCF 1940-1944”, rapport documentaire, 1996.
La Déportation de répression et la Shoah en France
À partir de 1942, la Direction des transports de l’armée allemande utilise le réseau ferré français pour la déportation des Juifs et des détenus dits « politiques » vers l’Est. L’organisation des convois est décidée depuis Berlin. Le gouvernement de Vichy et ses polices vont apporter leur collaboration à ce processus. Les deux premiers transports de Juifs partent le 27 mars et le 5 juin 1942 de la gare de Compiègne (Oise) pour Auschwitz-Birkenau. Puis très vite les convois s’ébranlent du Bourget (proche du camp de Drancy, dans la banlieue nord de Paris) puis à partir de l’été 1943 de Bobigny. 75 721 personnes dont 11 400 enfants, recensées dans le « Livre-Mémorial des déportés juifs de France » par Serge Klarsfeld, sont déportées depuis la France. Seulement 5,2 % d’entre elles sont revenues.
Le 6 juillet 1942 part de Compiègne le premier convoi de détenus politiques, principalement des communistes, également dirigés vers Auschwitz. À partir de janvier 1943, la déportation des résistants et des victimes de la répression devient un phénomène de masse. En plus des petits transports vers les prisons allemandes, 28 grands convois d’un à deux milliers de déportés prennent la direction des camps du système concentrationnaire, Auschwitz, Buchenwald, Dachau, Natzweiler-Struthof, Mauthausen, Neuengamme, Ravensbrück (pour les femmes), Sachsenhausen.
La déportation de répression, qui touche environ 88 000 personnes, selon les travaux de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, vise les personnes arrêtées en raison d’activités de résistance, d’opinions et de propos jugés dangereux pour les nazis ou leurs collaborateurs, ainsi que des otages, des raflés et des auteurs de délits de droit commun. La mortalité des déportés de répression est estimée à plus de 40 %.
L’exploitation du réseau étant du ressort de la SNCF – en application du principe de la division des compétences instituée par l’armistice, exécution française et surveillance allemande – ce sont des cheminots français qui, sur ordre des Allemands, forment et conduisent les convois de déportés. À l’arrivée à Novéant en Moselle annexée (à l’époque frontière avec l’Allemagne nazie) s’effectue le changement de l’équipe de traction : des cheminots allemands remplacent leurs homologues français qui reviennent vers Paris.
L’encadrement des transports de déportation par les occupants est particulièrement strict, parfois violent. De ce fait, s’il y a des cas attestés de tentatives pour retarder ou arrêter les « convois spéciaux », ces opérations, difficiles à mettre en œuvre, ne donnent pas de résultats.
Malgré la généralisation des bombardements et des sabotages ferroviaires, les Allemands chercheront à faire partir des trains de déportés vers l’est dans l’été 1944 alors que la fin de l’Occupation approche.